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Le QI ne mesure pas vraiment l'intelligence

 

par Luca CAVALLI-SFORZA (généticien)

Le caractère comportemental qui a été le plus attentivement mesuré est le célèbre quotient d'intelligence (ou quotient intellectuel, en abrégé QI). Ce qu'il mesure n'est pas l'intelligence proprement dite, trop difficile à définir, aux aspects trop nombreux et aux capacités trop diverses, mais l'habileté à effectuer des analyses numériques, géométriques et linguistiques, et des analyses de formes abstraites, un peu comme les exercices qu'on fait à l'école. Certains s'imaginent que le quotient intellectuel ne mesure que les qualités "innées". Mais rien, dans l'intelligence de l'enfant ou de l'adulte, n'est véritablement et uniquement inné, l'intelligence est plutôt le produit de l'expérience personnelle, qui est complexe et diffère d'un individu à l'autre.

Quelle que soit l'habileté ainsi mesurée, elle est exprimée dans ces tests en fonction d'une échelle standardisée qui attribue un quotient de 100 aux valeurs rencontrées dans la moyenne de la population, la variation y est telle que pour 95% des individus observés, on obtient un QI entre 70 et 130. Cette standardisation va jusqu'à éliminer les effets de l'âge ou du sexe du sujet, il est vrai que sans cela les hommes auraient peut-être de mauvaises surprises ! Quand on répète l'examen sur le même individu avec un test semblable mais non identique et à un court intervalle de temps du premier, on tend à obtenir des résultats proches de ceux du test précédent. Ce sont là de bonnes garanties qui ont suffit à donner à certains des psychologues qui recourent au QI l'impression qu'ils mesuraient là quelque chose de très important et de très utile. En réalité on ne sait pas très bien ce que ce test mesure exactement, rien de plus peut-être que la capacité à bien apprendre à l'école. Ce qui est clair en revanche c'est qu'il ne mesure pas uniquement des qualités innées. Et de plus, nous avons la certitude qu'il n'est pas culture-free, autrement dit, qu'il n'est indépendant ni de la culture ni de la langue du pays dans lequel il a été élaboré.

Un professeur de la School of Education de Berkeley, Arthur Jensen, publia en 1969 dans la très sérieuse Harvard Educational Review un article dans lequel il déclarait que la différence de QI observée entre les Blancs et les Noirs d'Amérique - qui est en moyenne de 15 points en faveurs des premiers - était sans doute en grande partie génétique et par conséquent irrémédiable. Il le déclara tout d'abord avec circonspection, puis il l'affirma. Ce qui lui valu quelque impopularité dans certains milieux, et le soutien de quelques autres. Convaincu de la justesse de ses arguments, Jensen poursuivit sa campagne avec un certain courage et, je le crois, en toute bonne foi. Il était soutenu par un personnage important, un physicien célèbre, William Shockley, qui avait reçu le prix Nobel en tant que co-inventeur du transistor. Shockley entama toute une série de conférences à travers les Etats-Unis pour promouvoir les convictions génétiques de Jensen, auxquelles il ajouta une proposition de "génie social" : une prime serait versée à toutes les femmes noires qui accepteraient de se faire stériliser !

Les arguments de Jensen et Shockley sur le caractère héréditaire de cette différence entre les blancs et les noirs étaient en réalité tous indirects, et non fondés. Dans un article que nous avions écrit en collaboration, Sir Walter Bodmer et moi-même, publié à l'époque (en 1970) dans la revue Scientific American, ainsi que dans un chapitre d'un livre sur la génétique des populations humaines, nous avons démontré que ces arguments ne reposaient sur rien. J'ai d'ailleurs eu l'occasion par ailleurs de participer à plusieurs débats publics contradictoires sur ce thème avec Jensen et surtout avec Shockley.
La mauvaise qualité des écoles (plus marquée encore à l'époque) dans lesquelles étudient les noirs américains, la difficulté de motivation rencontrée par ces jeunes gens, soumis à une humiliation sociale incroyable et élevés dans des conditions familiales peu propices, encore aggravées par des problèmes économiques et un fort taux de chômage, la pauvreté de l'éducation reçue par les parents (souvent des mères seules ne pouvant aider leurs enfants parce qu'obligées de travailler, les pères ayant traditionnellement tendance à abandonner épouses et enfants) : tout cela constituait et constitue encore, de très gros handicaps visibles et connus de tous, qu'un éducateur de profession comme était Jensen aurait dû envisager comme pouvant être une des causes de ce déficit en QI. L'importance de ces handicaps rendait injuste une confrontation directe entre les élèves noirs et les élèves blancs. Il aurait fallu comparer des blancs et des noirs élevés dans des familles de niveau intellectuel, économique et social équivalent, ce qui n'était évidemment pas facile en raison de la ségrégation sociale qui existait alors entre les noirs et les blancs - et qui existe encore en partie.

Pour en avoir une preuve directe, il aurait fallu faire des observations longues et difficiles. Elles vinrent plus tard grâce au travail de deux psychologues, deux femmes, qui entreprirent, l'une en Amérique et l'autre en Angleterre, les seules recherches capables d'apporter une réponse valable à cette question. Sandra Scarr, la psychologue américaine, retrouva un grand nombre d'enfants noirs qui avaient été adoptés peu après leur naissance par de bonnes familles du Minnesota, elles les compara avec des enfants blancs de condition similaire. Il apparu que les deux groupes avaient un QI supérieur au QI moyen des blancs, et qu'il y avait très peu de différences entre ces deux groupes. La psychologue anglaise, Barbara Tizard, publia quant à elle des données recueillies dans des orphelinats de bon niveau en Angleterre, qui ne firent pas apparaître de différences entre les écoliers noirs et les écoliers blancs. Les recherches sur les enfants adoptés, quand elles sont bien conduites, sont les seules capables de dire si un caractère est déterminé (fut-ce en partie) ou non par l'hérédité biologique. Mais il n'est pas toujours facile de trouver des enfants adoptés dans des conditions qui rendent les observations valables.

Ainsi tomba l'hypothèse de Jensen. Entre temps un psychologue de Harvard, Robert Herrnstein, avait avancé une hypothèse semblable mais qui concernait cette fois les différences de classes sociales et non plus les différences ethniques. Tout le monde sait que dans les classes sociales élevées le QI moyen (de même que la taille et d'autres caractères physiques) est supérieur : la différence relevée par rapport aux autres classes sociales est même plus grande que la différence entre les blancs et les noirs, surtout si l'on compare les extrêmes. L'hypothèse avancée par Robert Hernnstein était qu'il s'agissait là aussi de différences héréditaires, et il se basait sur la considération qu'un QI élevé est une condition nécessaire pour parvenir à la richesse et à une position sociale importante.
Là encore aucune prise en compte des effets de l'environnement familial et extrafamilial, pas plus que de la différence de qualité des établissements scolaires auxquels les écoliers ont accès selon qu'il appartiennent à des familles riches ou à des familles pauvres. Et là encore, la seule manière de contrer cette hypothèse était de s'appuyer sur des recherches effectués à partir de familles adoptives. C'est en France que cette recherche fut menée, et elle montra que des enfants nés dans la classe ouvrière et adoptés par des familles riches avaient eux aussi un QI élevé, et que leurs notes étaient comparables à celles des enfants nés et élevés dans des familles riches.

Le QI est-il déterminé par l'hérédité ou par le milieu ?

Tout cela ne signifie pas que des facteurs héréditaires n'ont pas une action sur le quotient intellectuel. Les recherches sur les adoptions sont obligatoirement menées sur un nombre d'individus modeste, elles n'ont donc pas une très grande précision. Il existe d'autres méthodes pour établir si un caractère est héréditaire : à elles seules, elles ne suffisent généralement pas pour permettre de faire la distinction entre les facteurs héréditaires et les facteurs environnementaux, mais si on les met en corrélation avec des études menées sur l'adoption, il devient possible d'essayer de définir l'importance relative de ces deux facteurs.
Ces méthodes consistent notamment à mesurer la ressemblance entre des individus apparentés, en prenant en compte si possible tous les types de parenté et leurs différents degrés. La parenté la plus étroite est la gémellité "vraie", qui concerne (dans la population européenne) environ un tiers des couples de jumeaux. Les vrais jumeaux sont littéralement identiques pour tous les caractères génétiques considérés et ils ont des QI également très semblables. Les autres jumeaux sont dits "jumeaux fraternels" et se ressemblent génétiquement parlant autant que des frères et soeurs non jumeaux. Ils sont cependant plus proches, en ce qui concerne leur QI, que ne le sont de simples frères et soeurs, sans doute parce qu'ils partagent un environnement de croissance plus similaire.

On peut mesurer ensuite les ressemblances entre les parents et les enfants, en étudiant successivement la mère et puis le père par rapport à chacun des enfants. Il faut tenir compte également de la ressemblance entre le père et la mère, souvent très grande pour ce qui est du QI, vraisemblablement parce qu'on a plutôt tendance à se marier avec quelqu'un d'intellectuellement proche. Ce peut être un facteur de choix, mais c'est peut-être tout simplement dû au fait que les occasions de rencontre se présentent plus facilement dans le milieu que l'on fréquente d'habitude. Ce "jumelage" matrimonial pose d'ailleurs quelques problèmes théoriques quant à l'interprétation des faits. On peut également mesurer les ressemblances avec les parents plus lointains, et cela a été fait, mais on y perd beaucoup en finesse car ces ressemblances diminuent rapidement en même temps que diminue le degré de parenté.

Devons-nous croire pour autant que l'extrême ressemblance des vrais jumeaux est uniquement génétique ? Il est difficile de se prononcer là-dessus. Les vrais jumeaux, qui grandissent ensemble, ont l'un pour l'autre un amour plus grand que celui qui existe entre frères et soeurs, ils inventent parfois un langage secret, ils ont en commun, outre les amis à l'école, presque tout ce qui constitue leur existence. Ils sont donc bien loin de grandir dans des milieux indépendants, ce qui serait la condition nécessaire pour pouvoir faire une estimation valable des effets relatifs de l'hérédité et du milieu.

Pour dépasser ce problème, il reste un moyen, même s'il est malaisé : se tourner de nouveau vers l'adoption, autrement dit, choisir des couples de vrais jumeaux élevés dans des familles différentes. Mais ces cas sont rares, il est toujours très difficile, d'abord de les retrouver, ensuite de les convaincre de se laisser examiner. La ressemblance entre de vrais jumeaux élevés séparément paraît inférieure à la ressemblance entre des jumeaux élevés ensemble, mais elle reste tout de même considérable. L'échantillon étudié ne se compose cependant que de quelques couples, de plus, les familles dans lesquelles ces jumeaux ont grandi ne sont pas toujours complètement séparées : dans plusieurs cas, en effet, la famille adoptive est celle de l'oncle ou la tante, qui habitent souvent à proximité.

Un psychologue très connu, Sir Cyril Burt, chercha dans les écoles anglaises des jumeaux qui avaient été adoptés par des familles différentes, il en trouva un certain nombre et publia plusieurs séries d'observations qui firent apparaître une ressemblance très forte entre les jumeaux examinés.
C'est ici que commence une énigme digne d'un roman policier. Bien des années plus tard, un psychologue américain, Leon Kamin, remarqua quelque chose d'étrange : trois mesures de ressemblance données par Burt dans trois travaux différents, et qui présentaient des observations sur un nombre à chaque fois plus important de couple de jumeaux, étaient les mêmes. De 1943 à 1966 il produisit des statistiques portant sur 15, 21, 30 et 53 paires de vrais jumeaux séparés. A chaque fois une forte corrélation ressortait entre le QI des jumeaux prouvant ainsi que l'influence du milieu était nulle ou insignifiante. La coïncidence était vraiment bizarre. Un journaliste anglais décida d'en avoir le coeur net et découvrit à sa grande surprise qu'une personne avec laquelle Burt était censé avoir publié ses travaux sur les vrais jumeaux n'avait en réalité jamais existé. Ce ne pouvait être qu'une invention de la part de Burt. Et si les chiffres sur les jumeaux étaient eux aussi une invention ? Car bien que le nombre de paires de jumeaux augmentait, le coefficient de corrélation était identique à trois décimales près, ce qui, statistiquement, est une coïncidence numérique plus qu'improbable.

Burt étant mort, ne pouvait pas se défendre. Mais comment un scientifique, qui avait atteint par ses travaux une renommée telle qu'elle lui avait valu un titre nobiliaire, pouvait-il avoir perdu la tête au point d'inventer des chiffres ? On a jamais éclairci le mystère. La preuve de sa fraude à cependant été apportée par son biographe, Leslie Hearnshaw, dans un journal intime de Burt où celui-ci raconte comment il a lui-même fabriqué et calculé ses données... Il est indéniable que de façon générale, le QI des vrais jumeaux élevés séparément montre des ressemblances très importantes, alors qu'entre parents adoptifs et enfants adoptés ces ressemblances sont très faibles, mais dans les chiffres de Burt la ressemblance était excessive par rapport à celles que relèvent les rares études analogues. Des savants célèbres peuvent parfois être attachés à leurs préjugés, comme dans le cas de Burt au service d'un fort courant conservateur et eugéniste anglo-saxon, au point d'être prêts à devenir malhonnêtes, s'il le faut, pour les consolider. Heureusement, ce genre de comportement est plutôt rare.

Les meilleures analyses globales des données disponibles aujourd'hui sur le QI ont fourni des estimations à peu près égales en ce qui concerne les effets relatifs de la génétique, du milieu de développement (entendu au sens de "culture", c'est-à-dire d'environnement sociale transmissible) et de l'environnement individuel de croissance. Chacun de ces trois facteurs aurait une incidence d'environ un tiers sur le quotient d'intelligence de l'individu. Mais ces données ne concernent que des populations blanches nord-américaines. Elles ne nous sont d'aucune aide pour comprendre si la différence de QI entre les blancs et les noirs d'Amérique est ou n'est pas génétique. Tout ce que nous venons d'exposer permet cependant de dire que si cette différence génétique existe, elle est minime, la différence la plus importante étant vraisemblablement due à la différence des milieux sociaux dans lesquels l'individu se développe.

À la fin des années soixante-dix fut publiée la découverte que les Japonais avaient un QI supérieur de 11 points à celui des américains blancs. La différence était presque du même ordre que celle relevée entre les américains blancs et les américains noirs (qui était de 15 points). Voilà donc un nouveau problème à résoudre : la différence entre les japonais et les américains est-elle génétique ou due à l'environnement ? C'est peut-être une coïncidence, mais il ne s'est trouvé personne en Amérique pour avancer l'hypothèse d'une éventuelle différence génétique ! Au contraire, on a tout à coup beaucoup entendu parler de la mauvaise qualité de l'école secondaire américaine ...

Toute plaisanterie à part, on n'avait pas tort. Peut-être ce débat aura-t-il l'avantage de contribuer à améliorer la qualité de l'enseignement secondaire aux Etats-Unis; si cela pouvait aboutir à réduire les différences entre les écoles des quartiers pauvres et celles des quartiers riches, l'écart entre le QI des blancs et celui des noirs diminuerait certainement, avec les graves conséquences qu'il entraîne sur le taux de chômage des populations noires américaines.

L'école nous le savons, est une étape très importante, une école de qualité peut augmenter le QI moyen. Nous savons qu'au Japon les écoles primaires et secondaires sont excellentes, qu'elles demandent aux élèves un travail soutenu et une très grande discipline, et que les parents japonais s'occupent tout particulièrement de suivre le travail de leurs enfants. Au Japon, la carrière future dépend entièrement des notes obtenues dans le primaire et le secondaire, qui déterminent le type et la qualité de l'université à laquelle on aura accès, et la possibilité pour le lauréat d'intégrer tel organisme d'Etat ou telle entreprise privée est fonction de la qualité de celle-ci. La famille américaine, à la différence de la famille japonaise, n'accorde souvent qu'un intérêt limité aux succès scolaires de ses enfants et semble rester relativement passive devant leurs éventuels échecs, comme si elle acceptait d'emblée les limites de la prédisposition individuelle sans chercher à vaincre leurs résistances.

 

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