Et si Internet nous faisait du mal ? À contre-courant des utopistes des utopistes, des chercheurs et écrivains attaquent Internet qui ferait de nous des individus surveillés, solitaires, idiots et délinquants. Pourquoi tant de haine ?
Le Net nous accapare. Nous passons nos journées à y échanger, surfer, commenter, chercher des informations, et nous divertir. Comme toujours, il y a d’un côté les partisans, de l’autre les ennemis. Les optimistes qui pensent que chaque nouvelle avancée technologique résulte d’un progrès humain, et les Cassandre qui prédisent, avec la chute de l’ancien monde, la décadence. Les « luddites », comme on les appelle, en référence à Ned Ludd, cet ouvrier du textile du XVIIIe siècle qui aurait refusé de se soumettre à la révolution industrielle alors en marche. De la télévision au téléphone portable, l’avènement d’un nouveau média a toujours clivé l’opinion. « L’abondance paradisiaque des uns est l’immense friche des autres (1) », remarque l’écrivain Nicholas Carr. Le cas du Web est-il différent des autres ? Les critiques d’Internet ne tirent-elles la sonnette d’alarme que par refus de l’innovation ? Cette fois, nous disent-elles, dans les champs du politique, du social, du cognitif et de la morale, quelque chose d’inédit est en train de se produire…
Internet est une arme. En permettant aux dissidents politiques de se rencontrer, d’échanger des informations et d’organiser la lutte, Internet a donné naissance aux révolutions arabes, aux manifestations en Iran, aux Indignés et au mouvement Occupy. Du moins le croyons-nous, montre Evgueni Morozov. Dans son livre, The Net Delusion (Public Affairs, 2011), le chercheur américain d’origine biélorusse critique sévèrement l’optimisme aveugle que nous avons placé dans le Web. Non, Twitter, Facebook et les blogs n’ont pas fait et ne feront pas advenir la démocratie dans le monde. Pire, ils pourraient même l’empêcher si nous n’y prenons garde.
Pour E. Morozov, le rôle de Twitter et de Facebook dans les révolutions arabes relève, tout au plus, de l’anecdote. Toutes les révolutions ont utilisé les outils technologiques mis à leur disposition pour s’organiser. Comme la révolution bolchevique de 1917 utilisa le télégraphe, l’occupation en 2011 de la place Tahrir nécessita l’aide de Twitter (2). Mais ce que la dissidence a gagné en utilisant le Web, elle l’a perdu en fournissant à ses adversaires de précieuses informations. Les activistes ne sont en effet pas les seuls à avoir appris à se servir d’Internet, les régimes autoritaires s’y sont mis aussi. « Sans le vouloir, explique E. Morozov, les réseaux sociaux ont facilité la collecte de renseignements sur les groupes militants. La moindre erreur dans le réglage des paramètres de sécurité d’un seul profil Facebook peut compromettre la sécurité de beaucoup d’autres. » Et d’ajouter, « les médias sociaux ont créé un panoptique numérique qui contrecarrait la révolution : ses réseaux, qui relayaient la peur publique, ont été infiltrés et complètement écrasés par l’État (3) ». Les gouvernements ont, avec Internet à la fois « gagné et perdu du pouvoir ». Ils en ont perdu parce que des médias tels que Wikileaks leur imposent une transparence dans leurs actions, ou parce que les photos qui peuvent témoigner de la répression policière font le tour du monde en quelques secondes. Mais ils en ont gagné par la surveillance qu’ils peuvent exercer sur les citoyens.
Outre la vie politique, les réseaux sociaux ont profondément modifié notre vie sociale. Pas un jour sans que nous soyons en contact virtuel avec quelqu’un. Nous communiquons plus, certes, mais communiquons-nous mieux ? Cette question revient comme une vieille lune hanter le débat sur les nouvelles technologies et diviser les générations. Qui n’a pas entendu une tante ou un grand-père se plaindre que les jeunes sont toujours vissés à leur portable ? Dans son livre Alone Together (Basic Books, 2011), la psychosociologue Sherry Turkle conteste le rôle socialisant des réseaux sociaux, Facebook et Twitter, mais aussi des blogs ou des SMS. La technologie, pour elle, permet d’être « seuls ensemble », c’est-à-dire d’être à la fois parmi les gens et de s’en extraire.
L’exemple de Sal est éloquent. Quelques années après le décès de son épouse, Sal, 62 ans, se met en tête de refaire sa vie. Un soir, il décide d’inviter une femme à dîner. Quand au beau milieu d’une conversation, celle-ci sort son smartphone, Sal lui demande un peu vexé ce qu’elle est en train de faire. Elle lui répond, tout naturellement, qu’elle retranscrit sur son blog leur conversation. Tandis que Sal s’imaginait dans un échange privé « entouré d’un mur invisible », son invitée y a vu, quant à elle, une occasion de se mettre virtuellement en scène. Pour S. Turkle, la multiplication des échanges virtuels nous fait perdre le sens d’une conversation en face à face. Une relation est exigeante. Elle nécessite de l’empathie, de la présence, de l’attention. De l’engagement en somme. Les échanges virtuels, eux, requièrent surtout de la disponibilité.
Parce qu’elles font de notre narcissisme leur fonds de commerce, les technologies augmentent notre solitude, estime S. Turkle. La solution ? Non pas renoncer aux médias sociaux – S. Turkle se défend d’être réfractaire au numérique –mais les mettre à distance et réfléchir à leurs usages. Pour Alexandra Samuel, directrice du Social Interactive Media Centre de l’université Emily Carr de Vancouver, les relations en face à face n’ont pas plus de valeur en soi que les échanges virtuels. Tout dépend de leur contenu. « Je suis inquiète à propos de ma mère, explique-t-elle. Comme tant d’autres personnes âgées, elle gaspille son temps social avec n’importe quelle personne qu’elle rencontre, au lieu de maintenir des conversations continues avec ses proches (4). » Autrement dit, si les relations en face à face ne se résument qu’à des échanges sporadiques de voisinage, elles sont moins significatives que pourraient l’être des conversations par lettre, par téléphone, ou via un média social.
L’auteur canadien Stephen Marche souligne : « Ce que Facebook a révélé sur la nature humaine – et ce n’est pas une révélation mineure –, c’est qu’une connexion n’est pas un lien et qu’il n’y a point de salut dans une connexion totale, point de ticket pour un monde meilleur et plus heureux ou une version plus libre de l’humanité (5). » S. Marche n’est ni optimiste ni sceptique. Le numérique ne dégrade pas le lien avec les autres, pas plus qu’il l’améliore, il ne fait que prolonger des liens déjà existants. Le vrai problème entre Sal et son invitée n’est pas qu’elle ait diffusé leur conversation sur son blog. Elle aurait pu tout aussi bien la raconter à ses copines, ou en faire un livre, Sal n’aurait sans doute rien trouvé à y redire. En faisant deux choses en même temps, elle a simplement manqué à une règle élémentaire de politesse…
Internet bouleverse nos liens sociaux, mais ce n’est rien comparé à ce qu’il fait à notre intelligence. Voilà la thèse développée par le critique N. Carr dans son livre Internet rend-il bête ? De la même manière que le traitement de texte a profondément modifié nos pratiques d’écritures – que serions-nous à présent sans la touche effacement ? –, le Web altère nos facultés cognitives.
Quand nous lisons un livre, nous lisons de manière linéaire, ligne après ligne, page après page. Les liens hypertexte présents sur Internet nous font, quant à eux, sauter d’une page à l’autre, d’une idée à l’autre, d’une information à l’autre. Bien sûr, tout cela nous fait gagner un temps précieux. Au lieu de déplacer les lourds volumes des bibliothèques, l’information nous est accessible en quelques clics. De plus, le foisonnement du Web a fait émerger un joli concept : la sérendipité ou l’art de trouver ce que l’on ne cherchait pas. Tout irait bien si cette révolution technologique ne comportait pas d’importants effets pervers. Selon N. Carr, le flux d’informations, les publicités intempestives, et les sollicitations continuelles sur le Web empêchent la lecture approfondie et troublent la concentration. Au milieu de cette frénésie, nous finissons par agir, puis par penser comme on nous intime de le faire. Puis nous devenons frénétiques nous-mêmes. La plasticité de notre cerveau, qui modifie l’organisation de ses réseaux de neurones en fonction des expériences que nous vivons, finit par adapter notre propre intelligence à l’intelligence artificielle. N. Carr semble oublier toutefois que nous n’avons pas attendu Internet pour lire de manière dispersée et non linéaire. Il suffit d’ouvrir un journal pour en faire l’expérience.
Pour Andrew Keen, si Internet nous rend stupide, ce n’est pas tant en raison de sa forme que de son contenu. Ancien cyberutopiste, et pionnier de la Silicon Valley, A. Keen fonde Audiocafe.com, l’un des premiers sites musicaux dans les années 1990. Depuis, il est revenu du Web, il en est devenu « l’Antéchrist » comme il se plaît à dire. Dans son livre Le Culte de l’amateur (Scali, 2008), il dénonce l’amateurisme des sites participatifs du Web 2.0, tels que Youtube, Wikipédia ou Myspace.
Sur Internet, dit-il, on trouve tout et c’est bien là le problème. Trier le bon grain de l’ivraie fait perdre du temps. Les productions des experts et des professionnels sont véritablement noyées sous une abondance de contenu amateur. La démocratisation du Web a ruiné trois notions chères à A. Keen : la vérité, la paternité et la valeur. Sur Internet, dit-il, il n’y a pas de vérité mais des points de vue multiples. Impossible également d’attribuer avec certitude la paternité d’un texte ou d’un morceau de musique quand les reprises et les remix sont devenus monnaie courante. Quant à la valeur d’une production, elle est devenue toute relative puisque chaque personne qui publie du contenu, bon ou mauvais, a toutes les chances de rencontrer un public.
« L’enfer regorge de musiciens amateurs », a dit l’écrivain George Bernard Shaw. L’enfer d’A. Keen a vu l’Encyclopædia Britannica remplacée par Wikipédia, et « la sagesse populaire et l’opinion publique » substituées au savoir approfondi. Avec Internet, tout le monde peut s’exprimer, mais comment se faire entendre ? Le problème, objectent certains, c’est qu’A. Keen prête aux experts toutes les qualités et aux amateurs tous les vices. Les premiers sont consciencieux et savants, quand les seconds sont ignorants, narcissiques et malfaisants.
Les amateurs sont malfaisants, explique A. Keen parce qu’ils ne perçoivent pas la portée de leurs actes. Derrière un écran, les internautes entreprennent des choses qu’ils n’oseraient pas faire s’il fallait engager le corps. Le piratage en est un exemple dans une société devenue, selon lui, une « kleptocratie de masse ». « Quand on fait du téléchargement illégal,dit-il, c’est comme si on jetait dans la corbeille de notre ordinateur cette règle éthique, fondamentale dans nos sociétés judéo-chrétiennes, qui nous dit de respecter la propriété d’autrui. Tu ne voleras point, nous intime l’un des dix commandements. »
Les réponses à ce pamphlet ne se sont pas fait attendre. Le professeur Paul Duguid, dans le supplément du Times Literary souligne par exemple qu’A. Keen est lui aussi… un amateur. Plus que sur le manque de qualité du Web 2.0, A. Keen pleure sur la fin d’un monde, celui d’une industrie culturelle toute-puissante. Les journaux, les majors, les maisons de disques sont aujourd’hui menacés par une société du partage et de l’échange. Faut-il s’en alarmer ? Le débat est ouvert.
Pour reprendre la métaphore d’Eric Raymond, célèbre hacker américain, Internet n’est pas une cathédrale, c’est un bazar. Essayer de réordonner le cyberespace est vain, mieux vaut apprendre à s’y repérer. Pour A. Keen, finalement – et ses adversaires le rejoindront sur ce point –, l’usage d’Internet est « une question d’idéologie bien plus que de technologie. Au bout du compte, c’est nous qui déciderons ».
Nicholas Carr, Internet rend-il bête ?, Robert Laffont, 2011.
Evgueni Morozov, « Facebook et Twitter ne font pas les révolutions », Owni.fr, 8 mars 2011.
www.owni.fr/ 2011/03/08/morozov-facebook-et-twitter-ne-font-pas-les-revolutions/
Evgueni Morozov, « Le Web au service des dictatures », Books, n° 12, mars-avril 2010.
Alexandra Samuel, « Own it : Social media isn’t just something other people do », The Atlantic, 22 avril 2012.
www.theatlantic.com/technology/archive/2012/04/own-it-social-media-isnt-just-something-other-people-do/256212/
Stephen Marche, « Is Facebook making us lonely ? », The Atlantic Magazine, mai 2012.
www.theatlantic.com/magazine/archive/2012/05/is-facebook-making-us-lonely/8930/
http://www.scienceshumaines.com/les-nouveaux-ennemis-d-internet_fr_29505.html
Internet faire du mal espionnage délinquance idioties
1. Par wassim le 2024-02-26
tres bien
2. Par fistone le 2023-07-09
Bon courage
3. Par mouna el achgar le 2023-07-09
je suis une enseignante de la langue française et cette année je vais enseigner pour la première fois ...
4. Par Salwa le 2023-03-18
Merci
5. Par Rbandez le 2022-11-19
Trés Bon resumé
6. Par Rbandez le 2022-11-19
Trés Bon resumé
7. Par El otmani le 2022-11-01
Bonjour Merci pour votre exemple je le trouve vraiment intéressant Auriez-vous un exemple pour une ...
8. Par Ben le 2022-10-26
C'est un des articles les plus complets qu'il m'a été donné de lire sur les blogs et l'enseignement ! ...