On les appelle « idées noires », « obsessions » ou encore « ruminations ». Elles surviennent souvent après un choc émotionnel. Elles hantent l'esprit pendant des jours ou des mois. Comment s'expliquent l'irruption de ces idées fixes dans notre vie quotidienne ? Comment y faire face ? De nombreuses recherches et théories psychologiques tentent de répondre à ces questions.
Chacun a fait cette expérience. Cela survient après une grave dispute avec un collègue de travail ou un membre de sa famille. Le conflit est violent et la rupture brutale. Durant les jours et les nuits qui suivent, notre esprit est envahi par cette histoire. On a du mal à se concentrer sur son travail, à trouver le sommeil. Les mêmes idées reviennent en boucle à l'esprit : la scène de la dispute, le visage de notre interlocuteur, les réponses que l'on aurait aimé faire, les conséquences de cette rupture, etc.
Voilà un exemple de ce que l'on appelle couramment les « idées noires ». Les psychologues parlent quant à eux de « rumination mentale ». Celle-ci survient dans la vie quotidienne de chacun d'entre nous, avant de s'estomper rapidement. Elle prend une tournure dramatique, envahissante chez les personnes qui ont subi un choc traumatique, chez les dépressifs ou encore chez les personnes atteintes troubles obsessionnels compulsifs (Toc).
La rumination mentale a suscité toute une série de questions chez les psychologues. Comment se développe-t-elle ? Un événement traumatisant est-il nécessaire ou peut-elle surgir de façon endogène, sans raison apparente ? Peut-on contrôler son apparition ou survient-elle toujours à des moments impromptus ? Est-elle liée à certains troubles cliniques (troubles obsessionnels, dépression, stress posttraumatique) ou concerne-t-elle l'ensemble de la population ?
L'individu face aux émotions extrêmes
Dans les jours qui suivent un événement traumatique ? une agression pour vol par exemple ?, la personne est souvent en proie à des pensées obsédantes qui viennent la tourmenter. Elle se repasse indéfiniment la scène, imagine ce qu'il aurait pu ou dû faire, se reproche de ne pas avoir réagi autrement, etc.
Le psychologue Mardi J. Horowitz (1), spécialiste des états de stress posttraumatique, a été l'un des premiers à s'intéresser à ces ruminations mentales. Des pensées « intrusives » se manifestent d'abord par le retour involontaire de souvenirs liés l'événement : la victime d'un accident ne cesse de revivre les mêmes scènes ? choc, blessés, vision du sang. Un autre signe marquant de cette rumination est justement la tentative de la personne pour repousser ces pensées.
Pour M.J. Horowitz, ces pensées intrusives ne relèvent pas forcément de la pathologie, mais seraient plutôt nécessaires à l'équilibre psychologique de l'individu. Suite à un choc émotionnel intense, notre appareil mental met en place des réponses visant à une réadaptation à la vie normale. De ce point de vue, la répétition des ruminations s'expliquerait par un besoin de complétude de l'organisme. L'événement traumatisant (l'agression par exemple) se heurte à nos schémas mentaux courants, à nos routines de pensée et à nos habitudes de vie. Or, l'accident ou l'agression constitue une rupture brutale dans le cours normal des choses. Le besoin de complétude se manifeste par des tentatives répétées de mettre toute information nouvelle en adéquation avec les schémas mentaux préexistants. Tant que l'incomplétude demeure, les ruminations intrusives persistent. La tentative de rétablir une sorte d'harmonie mentale sera progressivement réalisée par un double processus. Dans les situations les moins graves, cette tentative s'effectuera par assimilation, c'est-à-dire par l'intégration des informations nouvelles dans un schéma mental préalable. Si la rupture est plus profonde, un processus d'accommodation sera nécessaire : cette fois, il s'agira de l'adaptation des schémas mentaux anciens aux informations nouvelles. Dans un cas d'agression, la victime peut tenter d'insérer progressivement le souvenir violent à son univers mental, d'ordinaire plus pacifique. Peu à peu, les souvenirs s'estompent et sont « absorbés » dans les cadres de pensée habituels. Mais si l'écart est trop grand entre la réalité et les schémas mentaux, une accommodation des schémas à la réalité nouvelle devient essentielle. Les pensées intrusives surviendront tant que la discordance entre les schémas mentaux et le souvenir de l'événement n'est pas éliminée.
M.J. Horowitz insiste sur la dynamique des ruminations au fil du temps. Après l'irruption des pensées désagréables, des processus de contrôle se mettent en place pour protéger notre appareil mental. On assiste à une oscillation régulière entre des moments de pleine conscience de la réalité de l'événement et d'autres qui se caractérisent par un déni de la réalité. Ce serait précisément cette oscillation entre moments de confrontation et ceux de périodes d'évitement (autant des lieux où s'est déroulé l'événement que des émotions associées) qui permettrait, à terme, de se remettre d'un épisode pénible de ce type. Enfin, M.J. Horowitz a montré dans des études de laboratoire que les ruminations qui surviennent dans le cas de situations traumatiques reposent sur les même mécanismes que ceux qui surviennent dans la vie quotidienne, même s'ils sont d'intensité et de fréquence plus fortes.
Un modèle sociocognitif des ruminations
Le modèle proposé par la psychologue Ronnie Janoff-Bulman comporte un certain nombre de similarités avec celui de M.J. Horowitz. La contribution majeure de cette chercheuse de l'université du Massachussetts concerne nos systèmes de croyances fondamentales que l'événement traumatique vient perturber (2). Après un accident, un licenciement, une agression, la disparition d'un proche..., notre vision du monde subit une sorte de processus d'effondrement. Trois types de « croyances de base » sont brutalement remises en cause.
La première croyance concerne la bienveillance du monde environnant. Même si beaucoup de gens pensent que le « monde extérieur » est imparfait (« trop de souffrances, d'injustices, etc. »), la plupart des gens pensent que leur monde à eux est plutôt indulgent à leur égard. Du moins, il l'était jusque-là ! Puis survient tout à coup un événement qui vient démentir cette croyance profondément ancrée en soi. La personne agressée se retrouve brutalement confrontée à un acte injuste, odieux, cruel. Le monde environnant était plutôt satisfaisant, le voilà devenu malveillant !
La deuxième croyance repose sur l'idée que le monde a du sens. Chacun pense de façon inconsciente que les événements de la vie se déroulent suivant des règles établies et aisément compréhensibles. Ainsi, se réfère-t-on implicitement à une théorie d'un monde juste selon laquelle chacun reçoit ce qu'il mérite, et que le fait d'agir d'une certaine manière entraîne l'obtention de certains résultats. Par exemple, un schéma bien ancré veut qu'une personne qui fait régulièrement de l'exercice physique a des chances de rester en bonne santé. Que cette personne contracte une grave maladie et notre croyance dans un monde cohérent et juste s'effondre.
La troisième croyance concerne sa propre valeur. Chacun croit plus ou moins à sa bonne étoile et pense qu'il « vaut » quelque chose. Le choc traumatique conduit à un brusque effondrement de l'estime de soi. Les personnes agressées, licenciées, atteintes d'une maladie voient leur estime de soi chuter.
Reprenons l'exemple de l'agression. Les trois croyances de base apparaissent soudain comme caduques : « Le monde qui m'entoure est hostile, injuste, insensé et je ne vaux plus rien. » Cette invalidation signale la perturbation profonde des systèmes de référence de l'individu, ainsi que la nécessité d'un traitement actif de l'information émotionnelle afin de les reconstruire progressivement.
Le modèle de R. Janoff-Bulman postule, tout comme celui de M.J. Horowitz, que l'alternance régulière entre confrontation et évitement constitue une condition nécessaire pour l'adaptation. Chaque nouveau rappel de l'événement permettrait une réduction de l'intensité des émotions désagréables associées par une extinction progressive de la réponse émotionnelle : une habituation en quelque sorte. Le but ultime de ce traitement de l'émotion est d'inclure peu à peu l'événement traumatique dans un nouvel univers de croyances. Certains facteurs exerceraient un rôle de facilitateur en vue d'accélérer l'adaptation. Par exemple, le support émotionnel de l'entourage permet à l'individu traumatisé de démentir sa nouvelle croyance d'un monde malveillant. Enfin, R Janoff-Bulman montre l'utilité d'un processus de recherche de sens dans lequel l'individu tente de comprendre les raisons pour lesquelles il a ressenti personnellement certains états émotionnels survenus après un événement particulier.
Idées fixes et idées noires
Les pensées intrusives sont caractéristiques de certains troubles obsessionnels. Ainsi, la personne qui se demande si elle a bien fermé la porte de sa maison et revient vérifier, non pas une, comme nous le faisons parfois, mais cinq, dix ou vingt fois d'affilée ! Dès qu'elle s'éloigne à nouveau de son domicile, le doute, l'angoisse l'envahit. Seule une nouvelle vérification lui permet de calmer ? temporairement ? son inquiétude. Dans certains cas, les pensées intrusives ont des fonctions conjuratoires. Certaines personnes souffrant de troubles obsessionnels sont envahies par des idées bizarres du type : « Si je compte par multiples de deux le plus longtemps possible, alors je réussirai mon examen d'embauche. »
Le psychologue canadien Stanley Rachman (3) a mené des enquêtes sur la nature de ces ruminations. Il apparaît que les pensées intrusives ne sont pas le propre des patients atteints de troubles obsessionnels. Chacun d'entre nous peut en connaître régulièrement. On considère aujourd'hui qu'au moins 80 % de la population générale présentent des obsessions dont les contenus sont semblables à celui des patients atteints de troubles obsessionnels. Par contre, les ruminations intrusives sont beaucoup plus fréquentes et intenses dans les cas pathologiques. De plus, les sujets obsessionnels ont beaucoup plus de mal à écarter ces idées que les autres. Ils sont plus perturbés par leur apparition et tentent plus souvent, en vain, de les supprimer mentalement.
S.J. Rachman s'est particulièrement intéressé aux types de réponse mis en place pour affronter des ruminations. Certaines réactions conduisent au maintien voire au renforcement de la fréquence des ruminations. Il en va ainsi des « métacognitions » que certains patients développent à propos de leurs troubles. Face à l'irruption d'une idée obsédante, le patient se met en colère ou se désespère. Il ne réagit plus simplement à l'événement émotionnel, mais à l'apparition de ses pensées. Selon S.J. Rachman, les métacognitions constituent un bon prédicteur de la persistance des pensées intrusives. Plus les réactions émotionnelles (colère, tristesse) sont intenses à l'apparition de ces pensées, plus ces dernières seront difficiles à écarter de notre esprit.
Des études à propos des effets de l'humeur sur le rappel offrent une explication à ce résultat. Elles indiquent qu'un état dépressif diminue fortement la capacité de l'individu à récupérer du matériel émotionnel positif et, dans le même temps, facilite le rappel d'épisodes négatifs. Par conséquent, le développement d'un état de détresse émotionnelle contribuerait au rappel et au maintien de la rumination mentale des événements négatifs.
La rumination a-t-elle un genre ?
La dépression constitue un autre champ important de la recherche sur les ruminations (4). On sait que la fréquence des dépressions est deux fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes.
Selon Susan Nolen-Hoeksema, cette différence pourrait s'expliquer par une stratégie mentale plus spécifique aux femmes, face à un état de stress, un choc émotionnel ou une humeur dysphorique. Lorsqu'une personne est en proie à ses tourments intérieurs, un premier mode de réponse possible est celui de la distraction. Il ne s'agit de rien d'autre que se « changer les idées » par une activité récréative (sport, cinéma, discussion entre amis). La seconde réponse est celle de la rumination, qui consiste à se préoccuper des symptômes, des causes et des conséquences de son état dépressif (« J'ai l'impression d'avoir l'estomac noué, est-ce grave ? », « Pourquoi ai-je tellement envie de pleurer ? »...). Or, de nombreuses données montrent que les femmes s'engagent plus volontiers dans des activités de rumination, alors que les hommes choisissent plutôt une stratégie de distraction (5). Ce choix préférentiel pour les réponses ruminatives constituerait l'explication de la prévalence de la dépression chez les femmes. Une réponse ruminative contribuerait à maintenir voire renforcer l'état dépressif initial.
S. Nolen-Hoeksema a pu étayer son hypothèse à la fois par des études en laboratoire et par des études prospectives sur le terrain. Ainsi dans une étude, le hasard a voulu qu'elle ait interrogé un groupe d'étudiants deux semaines avant un tremblement de terre spectaculaire en Californie. Les étudiants avaient rempli des questionnaires sur leur niveau de dépression, ainsi que sur leur manière de réagir à l'apparition d'états dépressifs (réponse ruminative vs réponse distractive). Ce groupe fut réexaminé dix jours après le cataclysme, puis une nouvelle fois sept semaines après. Quatre facteurs étaient supposés affecter le niveau de dépression : la dépression initiale, le niveau de stress objectif (c'est-à-dire mesuré par des observateurs extérieurs), la fréquence de réponses ruminatives et celle de réponses distractives. Les résultats ont montré que seul le style de réponse ruminatif après le séisme prédisait le niveau de dépression à court et à moyen terme.
La plupart des modèles s'accordent pour considérer que l'intensité des ruminations reflète la profondeur du traitement émotionnel, et que si ces ruminations persistent à long terme, elles traduisent une adaptation déficiente. Certains insistent sur la dynamique temporelle d'un cycle de réponses dans lequel la confrontation, notamment sous forme de rumination, alterne avec des phases d'évitement. La rumination se développe de façon involontaire ou de façon volontaire. C'est une piste importante pour leur contrôle.
Olivier Luminet
Docteur en psychologie, chercheur au Fonds national belge de la recherche scientifique, il enseigne la psychologie des émotions à l'université libre de Bruxelles et à l'université de Liège. Il a notamment publié Psychologie des émotions. Confrontation et évitement, De Boeck, 2002.
Peut-on se débarrasser de ses mauvaises pensées ?
Les tentatives courantes pour éliminer les « pensées intrusives » sont souvent vouées à l'échec. Plus on cherche à les écarter, plus elles se manifestent. Il vaut donc mieux chercher à les dompter qu'à les supprimer.
« Evitez de penser à un ours blanc ! » Voilà le type d'injonction impossible à respecter, car il suffit de vouloir écarter une image de l'esprit pour qu'elle s'impose à nous. Les « pensées interdites » touchent particulièrement le déviant sexuel qui cherche à se débarrasser de ses fantasmes, ou le boulimique qui voudrait chasser de son esprit les tranches de jambon qui l'attendent dans le réfrigérateur. Les personnes atteintes de troubles obsessionnels compulsifs (toc) vivent aussi cela. D'autres circonstances suscitent aussi des pensées intrusives : chagrin d'amour, conflit personnel... On souhaiterait pouvoir rejeter l'image obsédante qui vous poursuit et vous hante. Daniel Wegner, professeur à l'université de Virginie, mène depuis le milieu des années 1980 des études sur ces pensées intrusives et sur les stratégies adoptées pour s'en défaire, la plus courante étant la distraction (« il faut que je me change les idées »). En général, le changement d'air, de cadre habituel évite leur perpétuel retour. La méthode marche, mais de manière coûteuse car supposant de s'investir dans une multitude d'activités. Et les résultat ne sont que provisoires. Dès que la distraction prend fin, les « mauvaises pensées » reviennent au galop.
L'effet de rebond
Les travaux de D. Wegner montrent même l'existence d'un « effet de rebond ». Après une période d'effacement relatif, les idées intrusives reviennent en force. Cet effet de rebond repose notamment sur un mécanisme pervers. La tentative de refoulement volontaire crée une sorte de focalisation de l'esprit sur les idées à écarter. Comme pour l'image de l'ours blanc, plus on veut éviter ces idées, plus elle sont prégnantes. D. Wegner suggère donc une autre stratégie pour se défaire des pensées intrusives : plutôt que de chercher à les éliminer, il vaux mieux essayer de les contrôler, les dompter plutôt que les supprimer. De même, il semble plus efficace de se focaliser sur un seul « distracteur », qui occupe plus efficacement l'esprit que plusieurs. Prenez un livre ou consacrez-vous à votre collection de papillons, plutôt que d'aller au cinéma avec des amis.
Les études de D. Wegner ont donné lieu à de nombreux débats et recherches chez les psychologues pour savoir si l'effet de rebond et ses stratégies pour l'éviter s'appliquaient bien à des pensées à forte charge émotionnelles. Les résultats sont plutôt contrastés. Ce qui signifie que les plaies de l'âme mettent, de toute façon, longtemps à cicatriser.
Jean-François Dortier
1. Par wassim le 2024-02-26
tres bien
2. Par fistone le 2023-07-09
Bon courage
3. Par mouna el achgar le 2023-07-09
je suis une enseignante de la langue française et cette année je vais enseigner pour la première fois ...
4. Par Salwa le 2023-03-18
Merci
5. Par Rbandez le 2022-11-19
Trés Bon resumé
6. Par Rbandez le 2022-11-19
Trés Bon resumé
7. Par El otmani le 2022-11-01
Bonjour Merci pour votre exemple je le trouve vraiment intéressant Auriez-vous un exemple pour une ...
8. Par Ben le 2022-10-26
C'est un des articles les plus complets qu'il m'a été donné de lire sur les blogs et l'enseignement ! ...